
Imaginez un monde où votre fleuriste serait une ferme de données et la forêt du coin un Cloud biologique... Depuis 2017, les designers d’interaction Monika Seyfried et Cyrus Clarke explorent des moyens plus éthiques et écologiques de stocker nos données. Parmi eux, l’ADN de plantes.
Copenhague, 2018. Un pied dans la science-fiction, l’autre dans la réalité des avancées scientifiques du moment, les designers Monika Seyfried et Cyrus Clarke transforment une simple boutique de fleurs en un centre de données du futur. À l’intérieur, la technologie telle qu’on se la représente est invisible, « tout n’est que plantes, liquides et bactéries ». L’objectif de ce happening biologique ? Expliquer aux visiteurs comment leurs données personnelles peuvent être stockées dans l’ADN d’organismes vivants comme les végétaux, plutôt que dans des centres privés, polluants et énergivores.
Derrière la performance se cache le projet Grow Your Own Cloud (GYOC), un terrain de recherche expérimentale qui permet aux deux jeunes créatifs, passionnés de biologie synthétique, d’explorer des relations alternatives entre la nature et les technologies. À première vue, on peut être tenté de croire à une belle utopie. Pourtant selon le dernier rapport de la société de recherche Gartner, le stockage de data dans de l’ADN devrait « changer radicalement la manière dont les humains manipulent, stockent et récupèrent leurs données » dans le futur. Pour Cyrus Clarke, c’est aussi l'occasion de raconter une nouvelle histoire, celle de données qui absorbent du CO2 plutôt que d’en émettre. Interview.
Pourquoi passer par des organismes vivants, des plantes en particulier, pour stocker nos données ?
Cyrus Clarke : Ce qui est fascinant avec l’ADN biologique - que l’on parle de champignons, de bactéries ou d’arbres - c’est que l’on peut transformer des données en un format tangible avec lequel on peut interagir. Il y a cette idée de « faire pousser des data », de leur donner de l’attention comme on prendrait soin d’une plante. C’est un modèle transformatif, tant d’un point de vue relationnel qu’environnemental, puisqu’il ne requiert pas d’énergie, n’a besoin que de peu de place et n’est pas contraint pas une de limite de temps. C’est un bon point de départ pour remodeler un système, à commencer par la manière dont nous stockons nos données, mais aussi la façon dont nous les percevons. Actuellement, nous les stockons dans des espaces centralisés, ce qui fait qu’il n’y a que très peu de connexions entre nous et ces données, malgré l’existence du Cloud. Alors qu’elles contiennent nos histoires personnelles, notre intimité, elles sont gérées par des entreprises privées. Je ne peux ni les toucher, ni les voir, c’est comme si elles n’existaient pas. D’un autre côté, les centres de données consomment une quantité folle d’énergie et sont peut-être les bâtiments les plus colossaux que nous ayons jamais construits. Avec ce modèle, on pourrait conserver nos data « pour toujours » sans rien émettre. J’ai beaucoup d’espoir concernant ce champ de recherche.
Avec les performances DATA Garden et The Flower Shop, vous parvenez à expliquer cette technologie au public.
C. C. : On essaye de transformer nos découvertes en performances interactives. Plutôt que de visiter une exposition dans laquelle vous êtes passif, vous l'incarnez vous-même. Avec le projet Flower Garden, on a transformé une boutique de fleurs en un data center. Nous avons demandé aux gens de nous envoyer leurs propres données afin de les convertir en ADN. En arrivant dans la boutique, ils pouvaient suivre le processus de transformation de leurs informations personnelles.
Comment ça fonctionne ?
C. C. : C’est un procédé qui n’est pas compliqué en soi. Une fois en possession des données numériques, nous les convertissons en ADN grâce à un algorithme qui les transcrit en un nouveau code : d’un simple fichier JPG, on passe à une page remplie d’A-T-C-G (les 4 bases azotées qui composent l’ADN, ndlr). La deuxième étape consiste à convertir ces A-T-C-G en forme liquide. Ce liquide est ensuite confronté à une bactérie, laquelle va absorber l’ADN. Enfin, on transmet cette bactérie à la plante, comme pour « l’infecter » car c’est elle qui lui véhicule l’information. Chacune de ces étapes est montrée en direct, il n’y a pas de technologie visible. Tout n’est que liquide, plantes et bactéries.
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Est-ce un procédé qui peut s’avérer néfaste pour les plantes ?
C. C. : La question de l’éthique a été longuement abordée avec les scientifiques qui nous accompagnent. Selon eux et sur la base de notre compréhension actuelle, il n'y a aucun effet néfaste sur la plante. Cela reste bien sûr une question ouverte. À mesure que notre connaissance des organismes et de la biologie en général se développe, nous pourrions découvrir d'autres réalités.
Comment extrait-on les données qui y sont encodées ?
C. C. : On ne pouvait pas encore le faire quand on a commencé le projet. Ce n’est qu’en 2019, en travaillant avec le scientifique Jeff Nivala de l’Université de Washington, que cela est devenu possible. On utilise un outil de séquençage génétique, un genre de « pipeline » grâce auquel on peut lire et extraire la donnée en une seule fois. Cela prend 6 heures, ce n’est pas instantané.
Pour que ce modèle fonctionne, il faut donc que les organismes dans lesquels sont stockées les données restent en vie. Est-ce jouable à grande échelle ?
C. C. : Aujourd’hui, on peut stocker des données dans tous les organismes vivants constitués d’ADN. On peut aussi extraire ces données tout en maintenant en vie ces organismes. Ce sont des choses possibles, mais pour que cela se déploie, c’est plutôt une question de temps. Entre le moment où l’on a commencé le projet en 2017 et aujourd’hui, il y a eu énormément de changements et d’avancées scientifiques. Le dernier rapport Gartner (octobre 2020) en parle comme d’une technologie viable, ce qui n’était pas le cas il y a trois ans. Des entreprises privées comme Microsoft investissent déjà beaucoup d’argent dans le domaine, de façon ultra technique et très différente de notre approche, mais tout cela arrive.
Donc vous oscillez toujours entre science-fiction et réalité des avancées scientifiques...
C. C. : Imaginer ce qui arrivera avant que cela n’arrive, c’est tout l’objet de notre travail. Notre rôle n’est pas de parler de cette technologie, mais de construire un récit autour d’elle pour que tout le monde s’en empare. Pourquoi est-elle importante ? Qu’est-ce que cela apporterait au monde et à la planète ? C’est d’ailleurs ce qui est intéressant dans le fait de collaborer avec des biologistes. Ce sont des personnes qui pensent souvent de manière spéculative, à la différence d’experts en informatique par exemple. Dans le domaine de la blockchain, on spécule plutôt sur les éventuelles rentrées d’argent et sur la manière dont la technologie va révolutionner Internet. Mais peu de gens se posent la question de son impact dans la vraie vie. En biologie, parce que c’est un domaine étroitement lié à la nature, les scientifiques pensent dès le départ à ce qui pourrait bien ou mal tourner. Ça prend du temps, mais cela débouche sur des discussions, des projets avec une vision critique.
Après la boutique de fleurs, vous souhaitez passer à la forêt ! Performance artistique ou projet concret ?
C. C. : Tout dépend des gens que l’on rencontrera ! Pour le moment, c’est une idée, mais effectivement, ce serait un rêve que de voir les forêts remplacer les data centers. Ce serait aussi une histoire simple et puissante à raconter. On en a discuté avec l’ONU, avec qui on aimerait faire quelque chose pour la COP26. Pour aller plus loin, on a besoin de connexions, de gouvernements ou d’investisseurs, on ne peut pas faire ça seuls. Mais, et c’est bien là le dilemme, on aimerait avoir un modèle différent, trouver des moyens de faire évoluer cette technologie, peut-être en fondant notre propre fonds d’art et de recherche. Cela reste encore à voir !
En savoir plus : growyourown.cloud
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