Une jeune femme regarde son smartphone dans un centre ville chinois entourée de building

Influenceurs et téléachat, super-app... pour comprendre le web de demain, il faut regarder la Chine

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TikTok est l’emblème du soft power numérique chinois, mais d’autres usages nés dans l’empire du Milieu commencent à émerger en Europe.

Il est loin le temps où made in China rimait avec copie cheap. Certes, les entreprises tech chinoises nées dans les années 2000 ont fait leurs armes en mimant leurs aînées américaines. Mais aujourd’hui, c’est Facebook, Apple et Amazon qui copient WeChat (Tencent), TikTok (ByteDance) ou encore TaoBao (Alibaba). Les marques européennes, elles, ont le regard rivé depuis plusieurs années sur les consommateurs chinois et leurs usages digitaux. Et cela commence à déteindre sur la manière dont nous, Occidentaux, interagissons et consommons sur le web.

« L’influence technologique de la Chine existe depuis plusieurs années, notamment dans le hardware, mais elle est davantage visible aujourd’hui car des applications chinoises grand public émergent et s’exportent à l’étranger, observe Clément Renaud, chercheur spécialiste des nouvelles technologies chinoises. La Chine ne remplace pas la Silicon Valley, les deux influences cohabitent. Mais aujourd’hui les grandes innovations d’usage viennent davantage de Chine, que d’un Apple, par exemple, qui n’a plus autant d’impact que lorsqu’il sortait dans les années 2000 l’iPod, l’iPhone et l’iPad. »

L’exemple le plus visible de cette influence est sans aucun doute TikTok, qui a réussi en deux ans à ringardiser (ou presque) les réseaux sociaux de la Silicon Valley auprès de la GenZ. En 2019 l’application du géant chinois ByteDance s’est hissée dans le top 3 des applications les plus téléchargées au monde. Un podium qui était uniquement occupé auparavant par des plateformes américaines. En France, ce sont 11 millions de TikTokeurs qui s’approprient les codes de la plateforme. La recette bien huilée de TikTok – un algorithme redoutablement efficace, un design plein écran, des formats courts et denses – inspire SnapChat, Instagram et toute une flopée de nouvelles applis (souvent américaines, parfois européennes) qui veulent concurrencer le géant chinois.

Bienvenue dans l’ère du téléachat permanent présenté par les influenceurs...

D’autres influences, moins visibles car encore émergentes, sont également à l'œuvre. Le shopping en live streaming, sorte de télé-achat permanent opéré par des influenceurs via des plateformes comme Weibo ou TaoBao, explose tous les records en Chine et fait des émules en Occident.

En quelques années, les vidéos en direct sont devenues un canal de vente majeur dans l’empire du Milieu. Selon iSearch, elles auraient généré 61 milliards de dollars en 2019, et près du triple en 2020 selon ses prévisions. « Le pouvoir des influenceurs et leur capacité à vendre sont beaucoup plus poussés en Chine, explique Rachel Daydou, general manager du cabinet de conseil Fabernovel en Chine. Il ne s’agit pas de simples vidéos pour faire la promo d’un produit, mais de livestreaming pendant des heures avec des animations et de la théâtralisation. Pour le Singles' Day (équivalent du Black Friday), plus de la moitié du chiffre d’affaires de L’Oréal réalisé sur TMall (équivalent d’Amazon) s’est fait grâce au live streaming. L’an dernier cela représentait moins de 10%.»

En Europe comme aux États-Unis, la tendance émerge depuis quelques mois, favorisée par les périodes de confinement. Elle est notamment poussée par Alibaba, qui a annoncé en juin 2020 le recrutement de 100 000 influenceurs internationaux dans le but d’accompagner le développement du shopping en live. Les géants américains veulent eux aussi faire monter la frénésie du télé-achat virtuel sur leurs propres plateformes. En juillet 2020, Amazon a lancé Amazon Live for Influencer. En août, c’est au tour d’Instagram et Facebook d’ajouter des fonctions de live shopping. En France, plusieurs marques comme Darty, la Fnac, Leroy Merlin, Les Galeries Lafayette et Nocibé se sont essayé à l’exercice ces derniers mois, raconte L’Usine Digitale.

… et des super applications

Autre grande tendance venue de Chine : le modèle de super application à la WeChat. La messagerie de Tencent est devenue l’application à tout faire des Chinois grâce à ses 4 millions de mini-programmes. Ces mini-applis intégrées à la messagerie permettent de payer un billet de train, de jouer, de faire des virements entre utilisateurs, d’échanger avec le vendeur d’une boutique, d’acheter des produits… Le tout sans jamais sortir de WeChat. « Plus personne ne télécharge d’applis en Chine, explique Rachel Daydou. Cela a changé énormément de choses. Certaines marques réalisent des centaines de millions de ventes via l’application, qui est devenue leur unique canal de vente. C’est ce qu’on appelle le private traffic, c’est-à-dire la vente par conversation WeChat. WeChat a fait une transition du contenu vers la vente et c’est ce qu’essaie de reproduire Facebook ». Effectivement, depuis quelques mois, Facebook multiplie les fonctionnalités d’achats et relations clients pour attirer les marques sur WhatsApp et Messenger. Apple s’inspire aussi à sa manière de WeChat en proposant dans la dernière version d’iOS des versions allégées des applications, qui ne nécessitent pas de téléchargement.

Les usages nés en Chine voyagent vers l’Occident par le biais des Gafam qui s’en inspirent et les adaptent. Ils sont aussi poussés par certains géants chinois qui s’internationalisent. C’est le cas évidemment de ByteDance avec TikTok (né du rachat de Musical.ly, une appli lancée par des Chinois expatriés aux États-Unis). « Le modèle de TikTok est un modèle publicitaire comme celui de Facebook, ByteDance a donc tout intérêt à développer l’application en Europe et aux États-Unis, car ce sont les plus gros marchés en matière de pub, précise le chercheur Clément Renaud. Mais ce n’est pas la voie prise par la majorité des applications chinoises, dont les modèles d’affaires s’appuient davantage sur le e-commerce que sur la publicité. »

S’internationaliser n’est d’ailleurs pas une stratégie si évidente pour les BATX. « Les géants de la tech Chinois sont structurés pour passer à l'échelle très vite dans un pays de plus d’un milliard d’habitants, où tout le monde parle la même langue, explique Rachel Daydou. Mais ils ne savent pas bien s’adapter à un petit pays qui mêle différentes cultures et langues, comme la Belgique par exemple. Souvent, l’Asie du Sud-Est est leur première zone d’influence, un test d’internationalisation. Ce qui s’y passe peut être annonciateur de ce que l’on peut voir émerger en Europe et aux États-Unis ensuite.»

Côté retail, on regarde vers la Chine pour prédire les tendances

Pas besoin d’attendre que les applis chinoises débarquent en Europe ou que les Gafam les copient. Certains usages sont exportés par les marques européennes installées en Chine.

« Pour beaucoup d’entreprises, notamment dans le retail, le marché prioritaire est la Chine, décrit Laure de Carayon, fondatrice de China Connect. Il y a forcément un effet de vase communicant. Ce qu’elles développent pour les consommateurs chinois retentit sur leurs clients européens. » C’est exactement ce qu’il s’est passé pour Breitling, une marque suisse de montres de luxe. Antonio Carriero, Chief digital officer de l’enseigne, explique que pour détecter de nouveaux usages numériques et développer des services en conséquence, son regard est depuis une dizaine d’années essentiellement dirigé vers la Chine, un marché clé pour l’industrie du luxe.

« En 2012 nous avons commencé à créer un compte WeChat pour nos boutiques en Chine en constatant que les vendeurs utilisaient déjà leur compte personnel pour échanger avec les clients, raconte-t-il. Le but était de faire de la relation client de manière plus directe, en connectant le client au vendeur, mais aussi à la marque. Pour nous, cela signifie aussi garder une trace de tous les échanges avec les clients. Aujourd’hui toutes les ventes que nous réalisons en Chine sont conclues d’une manière ou d’une autre grâce à WeChat. Nous commençons à reproduire le même système de relation client en Europe et aux États-Unis en utilisant Messenger et Facebook avec un certain succès. »

Pour le CDO, c’est certain, l’Europe s’oriente lentement mais sûrement vers les standards du e-commerce à la chinoise. « Il y a cinq ans de décalage avec la Chine environ, mais la crise du Covid accélère certains usages.»

L’ère post-Covid a-t-elle rendu la Chine plus désirable ?

Par ailleurs, un changement de perception vis-à-vis de la Chine serait en train de s’opérer et favoriserait l’adoption des usages numériques chinois, estime le chercheur Clément Renaud. « Les Chinois ne sont pas aussi bons en soft power que les Américains, concède-t-il. Mais depuis quelques années la Chine est très en phase avec son époque. Le présent se passe en Chine. C’est cliché de dire ça, mais cela explique aussi pourquoi les Européens, et notamment les plus jeunes, ont envie d’avoir ce qu’ont les Chinois. La crise du Covid a d’une certaine manière accéléré cette perception. Quand on voit des gens sortir, s’amuser à Wuhan, cela donne envie. » Une image redorée jusqu'à un certain point. Car le numérique en Chine reste associé à la surveillance généralisée, notamment mise en place pour traquer et opprimer les Ouïghours, au score social (bien que celui-ci soit souvent fantasmé), et à la censure des contenus publiés. 

Par ailleurs « certains usages chinois ne correspondent pas à nos modes de vie européens, estime Laure de Carayon. Pour le moment, même si WeChat est copié, personne n’achète encore son billet de train par messagerie. » Le paiement mobile a par exemple été massivement adopté en Chine car il n’y avait pas d’infrastructure bancaire, mais ce n’est pas le cas en Europe. 

L’influence chinoise se heurte aussi au blocage de certains États (l’Inde et les États-Unis notamment), qui veulent freiner la domination économique de l’empire du Milieu en bannissant certaines applications ou en les menaçant d’interdiction. De quoi « réveiller » l’Europe, espère Laure de Carayon. Car l’un des enjeux de l’Union Européenne, qui annoncera de nouvelles régulations des plateformes digitales le 15 décembre, est de construire une souveraineté numérique, en s'écartant de l'influence de l'internet américain et chinois. Souveraineté numérique, un concept né... en Chine, rappelle Clément Renaud.

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
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commentaires

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  1. Avatar Romain dit :

    Bravo pour cet article, très instructif. Au delà des outils, il serait intéressant de savoir ce qui est dit sur le produit dans ces live streaming chinois, US ou européens et qui ne se serait pas dit dans des fiches produit "classiques".

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