
Les grands fleuves transfrontaliers comme le Gange, l'Euphrate ou le Mékong sont fréquemment au cœur des conflits diplomatiques entre États. Leur rôle crucial pour les pays traversé font de chaque aménagement un sujet épineux, à l'instar du grand barrage de la Renaissance sur le Nil.
- Franck Galland, directeur d’Environmental Emergency & Security Services, chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique
- Leïla Oulkebous, géographe, doctorante chargée d’enseignement à l’université Bordeaux Montaigne et chercheuse au Laboratoire Afriques dans le Monde (LAM)
Le 21 février 2022, à proximité du village éthiopien de Bameza, le grand barrage de la Renaissance, érigé en symbole de la puissance nationale par le Premier ministre Aby Ahmed, entre en service. Une première turbine ronronne et semble donner vie à ce mastodonte de béton de 170 mètres de haut. À terme, il devrait devenir le plus puissant ouvrage hydroélectrique d’Afrique avec une production de 5000 mégawatts. Un chantier qui consacre l’affirmation de l’Ethiopie en tant que leader régional, mais qui raidit ses voisins. Le Soudan, mais surtout l’Egypte, dont la sécurité hydrique dépend à 98% du Nil, a cherché à empêcher par tous les moyens le projet d’advenir. Ces tensions entre Addis Abbeba, Le Caire et Khartoum illustrent combien un fleuve peut structurer les relations entre les États qu’il sillonne. Des grands fleuves himalayens prenant leur source en Chine pour irriguer l’Asie du Sud-Est aux grands cours d’eau du Moyen-Orient partant de la Turquie pour traverser la Syrie et l’Irak, le même scénario se répète : l'ascendant de la puissance située en amont lui permet de faire pression sur ses voisins situés en aval. Un ascendant susceptible d’attiser les tensions voire de déstabiliser une région, ce qui a poussé la communauté internationale à consacrer à ce sujet une partie de la conférence mondiale sur l’eau organisée par l’ONU en mars dernier.
Comment les Etats dits « hydro dominants » tirent parti de ce contexte géographique et stratégique avantageux pour affaiblir leurs rivaux ou tisser des relations avec leurs partenaires? Dans quelle mesure les Etats dits « hydro dominés » parviennent-ils à négocier avec leurs voisins pour signer des traités encadrant la gestion des fleuves et leur garantissant un débit minimal ? Et enfin, comment la communauté internationale tente-telle de réguler ces pratiques par le droit international ?
Julie Gacon reçoit Franck Galland, directeur d’Environmental Emergency & Security Services, chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique.
Selon Franck Galland, les questions hydrauliques sont de plus prégnantes dans les conflits : “depuis 2011, les infrastructures hydrauliques font l’objet de dégâts collatéraux et de ciblages systématiques. C’est nouveau dans l’histoire des conflits mondiaux et en violation totale du droit international. [...] Le conflit en Ukraine en est un bon exemple. L’armée russe a manifesté sa stratégie hydro-militaire dès les premiers jours de l'invasion en détruisant le barrage sur le canal nord de Crimée. Elle a ensuite pris et tenu le barrage, essentiel pour le refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijjia, pour l’irrigation des plaines de Crimée et du sud de l’Ukraine et pour l’alimentation en eau des populations."

Pour Franck Galland, le niveau de tension sur la question du Nil est véritablement inquiétante : “L'inauguration officielle par le président éthiopien de la première turbine du barrage de la Renaissance s'est faite deux jours avant le début de l’invasion russe, alors que le monde entier avait les yeux braqués sur l’Ukraine. L’Égypte tire 98% de son eau du Nil, elle ne peut pas accepter une seule seconde une baisse de son débit. Le vrai danger serait de voir ces tensions diplomatiques tourner au conflit armé.”

Pour Franck Galland, l’eau s’affirme jour après jour comme un instrument de puissance comme le montre bien la politique chinoise "La Chine développe des partenariats sur le Mékong dans une logique de gestion concertée, mais avec des États qui lui sont un peu vassalisés : le Laos, le Cambodge, la Birmanie et même le Vietnam, son rival ancestral. Elle se rend compte que l’eau est un or bleu qu’il faut qu’elle protège mais à l’inverse, qu’il faut qu’elle s’accapare également au vu des besoins de ses vastes territoires en situation de stress hydrique dans le nord et l’est.”

Pour aller plus loin :
- Franck Galland est l'auteur de "Guerre et eau : l’eau enjeu stratégique des conflits modernes" publié aux éditions Robert Laffont en mars 2021 mais aussi de "Le grand jeu : géopolitique de l’eau" édité par le CNRS en 2014.
À réécouter
Seconde partie : le focus du jour
Le Bangladesh, parent pauvre du Gange

Avec Leïla Oulkebous, géographe, doctorante chargée d’enseignement à l’université Bordeaux Montaigne et chercheuse au Laboratoire Afrique dans le Monde (LAM).
Si l’Inde subit la domination du géant chinois en amont, elle ne s’empêche pas d’infliger un traitement similaire à ses voisins situés en aval. New Delhi a notamment construit un barrage sur le Gange à Farakka, à la frontière avec le Bangladesh. Une infrastructure dont la construction a été dictée par des considérations aussi politiques que matérielles, dont les conséquences écologiques, sociales et économiques se font cruellement sentir pour les millions de Bangladais vivant sur les rives du fleuve sacré, comme pour les Indiens vivant à la frontière.
Selon Leila Oulkebous, le barrage de Farakka est largement contesté par les locaux, indiens comme bangladais : “Depuis sa construction, les habitants riverains ont plusieurs fois fait des manifestations anti-barrage. Les agriculteurs ont dû arrêter d’irriguer leurs cultures avec le fleuve pour se reporter sur les eaux souterraines, bien moins abondantes. Les pêcheurs souffrent également de la disparition des poissons en aval et en amont.”

Pour aller plus loin :
- Leïla Oulkebous est l'autrice de "Enjeux géopolitiques autour du partage et du contrôle de trois grands fleuves transfrontaliers en Asie du Sud (Gange, Indus et Brahmapoutre)" paru dans le numéro 188 de la revue Hérodote en 2023.
À réécouter
Références sonores & musicales
- Le patron des coopératives agricoles irakiennes, déplore le manque d’eau et les faibles rendements des cultures dus aux retenues d’eau orchestrée par la Turquie (France 24 - 2020)
- Atul Ati, militant écologiste indien, se bat contre la multiplication des projets de barrages hydrauliques -dont le plus gros est mené par la Chine- qui concourent à détruire l’écosystème himalayen (France 24 – 2023)
- Un Egyptien affirme que son pays est prêt à se battre pour conserver ses droits sur les eaux du Nil (Euronews - 31 mai 2013)
- Le Premier ministre éthiopien Aby Ahmed célèbre l’entrée en service du barrage de la Renaissance sur le Nil en assurant que le projet n’affamera ni les Egyptiens ni les Soudanais (TV5 Monde - février 2022)
- Ahmed Abu Zeid, porte-parole du ministère des Affaires Etrangères égyptien, explique en quoi le Nil représente un intérêt stratégique existentiel pour son pays (France 24, juillet 2018)
- Un propriétaire agricole explique l’impact du barrage sur l’agriculture soudanaise (TV5 Monde 2 mars 2022)
- Le président du comité de soutien citoyen de Panchanandapu, à la frontière indo-bangladaise exprime les problèmes depuis la construction du barrage de Farakka (Down to earth - 11 août 2017)
- Musique : “ Ibn Masr ” (fils d’Egypte) du collectif The Nile project promouvant un dialogue musical entre les pays riverains du Nil (2018)
Une émission préparée par Barthélémy Gaillard.
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- Elie ToquetStagiaire